Le Nobel de la paix à deux journalistes
La Philippine Maria Ressa et le Russe Dimitri Muratov sont récompensés pour "leur combat courageux pour la liberté d'expression".

"Le journalisme libre, indépendant et factuel sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre", a déclaré la présidente du comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen.
Projecteurs
Agée de 58 ans, Maria Ressa a cofondé la plateforme numérique de journalisme d'investigation Rappler en 2012. Le média a braqué les projecteurs sur les violences accompagnant la campagne antidrogue initiée par le président philippin Rodrigo Duterte.
Egalement de nationalité américaine, Mme Ressa a été condamnée en juin pour diffamation mais laissée en liberté sous caution dans une affaire où elle risque jusqu'à six ans de prison.
"Un monde sans faits signifie un monde sans vérité et sans confiance", a dit l'ancienne journaliste de CNN sur Rappler, une plateforme qui, selon le comité Nobel, "a aussi documenté comment les réseaux sociaux sont utilisés pour propager des fausses informations, harceler les opposants et manipuler le débat public".
Corruption
D'un an son aîné, Dmitri Mouratov est, lui, un des cofondateurs et rédacteur en chef du journal Novaïa Gazeta, une des rares voix encore indépendantes en Russie. Le média a vu le jour en 1993 avec l'aide de Mikhaïl Gorbatchev qui y avait placé une partie de l'argent reçu quand il avait lui-même remporté le Nobel trois ans plus tôt.
Novaïa Gazeta a, comme l'a souligné le comité, mis en lumière "la corruption, les violences policières, les arrestations illégales, la fraude électorale et les fermes de trolls" et l'a payé au prix fort: six de ses journalistes ont perdu la vie, dont Anna Politkovskaïa, tuée il y a 15 ans quasiment jour pour jour.
Dmitri Mouratov leur a dédié son prix: "Ce n'est pas mon mérite personnel. C'est celui de Novaïa Gazeta. C'est celui de ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d'expression". Le Kremlin, lui, a salué le "courage" et le "talent" du journaliste.
Menaces grandissantes
"Bien sûr nous condamnons la situation dans ces deux pays en particulier mais je tiens à souligner que nous condamnons aussi la situation dans tous les pays où l'activité des journalistes est restreinte et où la liberté d'expression est sous pression", a déclaré Mme Reiss-Andersen à l'AFP.
Dans un monde où, comme le veut l'adage, "la première victime de la guerre, c'est la vérité", il s'agit du premier Nobel de la paix, en 120 ans d'histoire, à récompenser la liberté d'information en tant que telle, une "des préconditions essentielles pour la démocratie" selon le comité Nobel.
Selon le dernier classement de Reporters sans frontières (RSF), la situation de la liberté de la presse est problématique, difficile, voire très grave dans près de trois-quarts (73%) des 180 pays évalués. Un funeste compteur tenu par l'association montre que 24 journalistes professionnels ont été tués depuis le début de l'année et 350 autres sont encore emprisonnés.
Infodémie
Si l'information est systématiquement prise pour cible dans les régimes autoritaires et sur les champs de bataille, le débat public dans les pays en paix est aussi parasité par les "infox". A l'occasion de la pandémie de Covid, l'Organisation mondiale de la santé s'est inquiétée dès le début 2020 de l'"infodémie".
Un virus qui peut prendre différentes formes et servir différentes finalités. "Sans liberté d'expression ni liberté de la presse", a conclu Mme Reiss-Andersen, "il sera difficile de réussir à promouvoir la fraternité entre les nations, le désarmement et un monde meilleur".
Félicitations
Les Nations Unies ont félicité les deux journalistes. "C'est une thématique chère" pour elles, a affirmé à la presse la directrice de l'information de l'ONU à Genève, Allessandra Vellucci.
"C'est très important pour les droits humains", a-t-elle encore dit. De son côté, le Haut-Commissariat aux droits de l'homme a dénoncé une augmentation ces dernières années des assauts contre les travailleurs des médias.
Inconnue
Le Nobel de la paix, qui consiste en un diplôme, une médaille d'or et un chèque de 10 millions de couronnes (environ 10,52 millions de francs), est traditionnellement remis le 10 décembre dans la capitale norvégienne.
Une inconnue demeure toutefois: la situation sanitaire. L'Institut Nobel doit décider à la mi-octobre si la cérémonie, réduite l'an dernier essentiellement à un format numérique à cause du Covid, est maintenue dans sa forme habituelle avec la présence, physique, du lauréat.