"Le Qatar a un pouvoir qui était inimaginable il y a 30 ans"
L'hôte du Mondial de football a développé une habile stratégie d'influence. Entretien avec l'expert du Moyen-Orient Benoît Challand.

C’était un pays encore inconnu il y a 15 ans. Le Qatar connaît une ascension fulgurante sur la scène internationale. Le pays, actuel hôte de la Coupe du monde de football, d’une superficie équivalente aux cantons du Valais et de Berne réunis, a développé une stratégie d’expansion basée sur ses ressources en gaz et en pétrole. Situé entre les deux géants - l’Iran et l’Arabie saoudite - ce petit émirat du Golfe est devenu maitre dans l’usage du "soft power" à coups de milliards de dollars.
Benoît Challand est un spécialiste du Moyen-Orient. Entretien avec le Fribourgeois, ancien titulaire de la chaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg entre 2014 et 2015, qui est actuellement professeur de sociologie à la New School for Social Research à New-York. Il publiera, en décembre 2022, son ouvrage "Violence and Representation in the Arab Uprisings".
Le Qatar, c'est 50 ans d'indépendance seulement, moins de 3 millions d'habitants. Et pourtant, ce petit Etat a connu une émergence fulgurante sur la scène internationale, comment l'expliquer?
Le pays, qui était sous coupe coloniale britannique, bénéfice d'une manne financière importante liée ses réserves de gaz. Mais depuis une vingtaine d'années, la puissance du Qatar n'est pas uniquement financière. Ce petit Etat a réussi à se distinguer grâce à ses médias Al-Jazeera, une chaîne qui lui permet de rayonner à travers le monde. Le Qatar a donc obtenu un grand pouvoir de "soft power".
Le fonds souverain du Qatar, estimé à 450 milliards de dollars, sert-il d’accélérateur à cette stratégie géopolitique?
Bien sûr! Avec la crise financière en 2008 et l'inflation actuelle, il y a plus que le pétrole, il y a la capacité de financer des infrastructures et de maintenir à flot une partie de secteurs économiques en Europe. Par exemple, tout le monde est content de voir que des clubs de foot, comme Manchester City, Newcastle, ou encore le PSG, ont reçu des millions de la part du Qatar. On est dans une imbrication politique, économique, financière augmentée et très poussée avec un jeu d'influence qui n'est plus aussi simple qu'il pouvait exister dans les 1950-70.
Des milliards de dollars sont investis en France, en Allemagne, ou encore en Grande-Bretagne, les intérêts entre le Qatar et les pays occidentaux semblent être colossaux...
Il y a toute une série d'imbrications. Par exemple, Le Louvre a une antenne à Abou Dhabi, les universités américaines et européennes ont des campus dans la région du Golfe. Il y a une co-imbrication de production de savoir académique, journalistique, financier qui fait qu'il y a une interpénétration du capital et du savoir qui devient de plus en plus fort et qui permet justement à une petite puissance comme le Qatar d'avoir un bras de levier qui était inconcevable il y a encore trente ans.
Le Qatar joue-t-il aussi un rôle de médiateur?
Je nuancerais le terme "médiateur". Mais le Qatar arrose de tous les côtés et accueille tout le monde. Vous avez des intellectuels palestiniens ou israéliens qui ont été exilés, mais aussi des ex-communistes ou des extrémistes de tous bords. Le Qatar accueille tout le monde et verra en quoi ça peut lui servir.
Malgré toutes les polémiques et controverses, quel est l'intérêt pour le Qatar d'organiser cette Coupe du monde de football qui se tient en ce moment?
Cela fait partie de ce redéploiement géostratégique de donner une image d'Etat qui est à même d'organiser des événements qui ne sont pas seulement liés à ses fonds souverains ou au pétrole ou au gaz. C'est une façon de se donner une belle allure qui cache derrière des pratiques politiques peu reluisantes.