L'Ukraine, une vie malgré la guerre

Notre journaliste Vincent Dousse a accompagné un convoi de l'association Cholidéro chin Frontêre en Ukraine. Découvrez son récit.

A la mairie de Khoust, le calendrier reste suspendu au 24 février, date de l'invasion russe. © RadioFr

2000 kilomètres de bitume, un périple de 20 heures à travers l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie et la Roumanie pour arriver jusqu'au petit village ukrainien de Nyzhnje Selyshche en Transcarpatie. Ce trajet, 6 membres de l'association charmeysanne Cholidéro chin Frontêre, comprenez "Solidarité sans frontière" en patois, l'ont effectué lors du week-end de Pâques. C'est la cinquième fois que ces Fribourgeois apportent du matériel en Ukraine depuis le début de la guerre. Et pour cette fois, je serai du voyage. 

Le rendez-vous est donné le mercredi 12 avril à Charmey. Le départ est prévu à 20 heures. Avant de monter à bord d'un des deux véhicules qui va faire la route jusqu'en Ukraine, mon imaginaire travaille. Les images de guerre tournent dans ma tête, mais les membres de l'association me rassurent. Un peu trop peut-être. "Le plus grand danger là où on va, c'est la vodka!" Je ne sais définitivement pas à quoi m'attendre. 

Une arrivée dans la nuit 

La porte coulissante du van se ferme, on amorce la descente de Charmey vers Bulle. Le coucher de soleil illumine le Moléson. C'est parti! Mes compagnons de route pour les prochaines heures sont Michaël Pachoud, Damien Genoud et Joël Abbet, le Valaisan de la bande. Ils vont se relayer pour la conduite.

J'ai 2000 kilomètres de route devant moi pour tenter de comprendre leur engagement que je juge irrationnel. Se taper 4000 kilomètres, aller-retour, pour apporter un peu plus de 3 tonnes de matériel tout ça un week-end de Pâques; ne faites pas semblant de comprendre. 

Je tiens un début d'explication. Damien Genoud et Michaël Pachoud ont fait un voyage d'étude en Ukraine en 2013. 10 ans plus tard, ils ont voulu savoir ce que les personnes chez qui ils avaient séjourné étaient devenues. Une guerre qui a un visage et les voici en train de rouler à travers l'Europe sur une route désormais familière. 

Sandwiches, Sugus, et autres victuailles nous aideront à garder la tête froide pour ces longues heures de route dans la nuit. Munich, Vienne, Budapest et "déjà" la Roumanie et ses routes ponctuées de nids-de-poules. Nous arrivons au poste frontière roumain le jeudi 13 avril à 14h30. Nous entrons en Ukraine à 18h30. "A la frontière, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre. On nous fait attendre, on ne sait jamais vraiment pour quoi, cela dépend d'un douanier plus ou moins zélé", lance Michaël Pachoud, co-président de l'association. 

Encore deux bonnes heures de route et nous arrivons enfin à Nyzhnje Selyshche. C'est là que l'association et plusieurs de leurs amis ukrainiens déchargent le matériel. Il fait nuit, le travail se fait à la lumière des lampes frontales, sous un crachat qui oscille entre neige et pluie. 

La chaîne humaine se met en place. Les lits, matelas, médicaments, habits, déambulateurs et autres chaises roulantes sont sortis des véhicules en moins d'une heure. Déjà, Ivan, Sacha et Dima sortent la vodka, les cornichons au vinaigre, ils coupent des pommes, des mandarines, et du saucisson. Il est temps de trinquer!

Fatigués, mais exaltés par ces rencontres, des retrouvailles pour les membres de l'association charmeysanne, nous nous rendons ensuite à notre auberge, Sarga Rigo. 

Des pompiers à un verger...

La nuit a été courte. Le réveil sonne à 7 heures. Le programme du vendredi est chargé. Avant de partir pour visiter la caserne des pompiers de Khoust, principale ville à proximité de Nyzhnje Selyshche, je m'entretiens brièvement avec notre hôte, Olga Kostrets.

Elle nous prépare les déjeuners et soupers à l'auberge. Les yeux humides, elle raconte: "Mon frère a dû fuir le centre-ville de Kharkiv. Il habite chez moi désormais. Sa femme et ses enfants se sont réfugiés en Allemagne. Je n'ai personne de ma famille qui est à l'Est, mais la guerre touche tout le monde. Grâce à Dieu, nous ne sommes pas bombardés, mais c'est triste." 

Roman Oros, le responsable de la caserne, est fier de nous montrer les différents équipements. A côté des camions de marques biélorusses MAZ, "livrés avant le début de la guerre" précise Roman Oros, d'autres datent des années soviétiques. "Ils sont très fiables. Tout est mécanique, on peut tout réparer!" Le matériel apporté par les Charmeysans est chaleureusement réceptionné. 

Casques, tuyaux, et surtout habits. "Cela nous permettra de travailler dans de meilleures conditions. On pourra par exemple changer d'habits s'ils sont mouillés", explique le responsable des lieux. Le "Feuerwehr" inscrit sur le dos de son manteau témoigne d'une certaine habitude du seconde main. 

L'influence de la guerre sur le quotidien des pompiers à Khoust? Il a surtout fallu s'organiser rapidement après le début de la guerre. La Transcarpatie se trouve dans l'ouest de l'Ukraine, séparée du reste du pays par les Carpates. La région a été bombardée quelques fois depuis le début de la guerre, les sirènes retentissent presque tous les jours, mais les bombardements restent rares.

Les premiers mois après le début de la guerre, des milliers d'Ukrainiens, des habitants de Kiev, d'Odessa, de Kharkiv ont fui les bombes et ont trouvé refuge dans cette région. "Nous avons monté des tentes, servi du thé et du café à tous les réfugiés", raconte Roman Oros.

Les habitants de la région ont aussi été mis à contribution. Sacha Lypchei travaille à la mairie de Khoust, c'est un contact privilégié de Cholidéro chin Frontêre. "J'ai accueilli 11 personnes chez moi entre 3 et 6 mois. Oui, la vie a changé. Mais ici, ce n'est pas le front et on comprend qu'il faut aider les réfugiés."

Nous nous rendons ensuite à la mairie de Khoust où nous sommes accueillis officiellement. Après avoir offert une boîte de barre de chocolat suisse à la mairie, nous allons visiter l'atelier de Mikhaïl et Oleksandra Prigara. Lui est menuiser, elle enseigne la couture à l'école.

Le couple, marqué par la guerre, s'est lancé dans la fabrication d'habits pour les soldats. Ils mettent leur métier respectif de côté pour confectionner des sous-vêtements chauds, des gilets pare-balles ou des sacs de couchage.

A quelques kilomètres de là, sur les collines de la Transcarpatie, Jürgen Kräfner est fier de nous montrer ses pommiers. "Bien sûr que je crois en l'Ukraine! " Cet Autrichien d'origine vit en Ukraine depuis 26 ans. Il y a 4 ans, il s'est lancé dans la production de cidre, malgré la corruption endémique qui a lieu dans le pays. Jürgen Kräfner a planté plus de 40 sortes de pommiers sur 14 hectares. 

Fuir au moment où la guerre a éclaté? "Jamais, j'ai d'abord pensé prendre les armes, mais je n'ai aucune formation militaire et je me suis vite rendu compte que je suis plus utile ici." Si tout va bien, d'ici 3 à 4 ans, Jürgen Kräfner pourra déguster les premières gouttes de son cidre.

Une étrange normalité

Se rendre en Transcarpatie par la route, c'est d'abord être frappé par la pauvreté, les infrastructures peu développées, l'état des routes et des maisons. A l'entrée de Khoust, les images d'un quartier où vivent des Roms ne sortent plus de ma tête. 

Plus d'une année après le début de la guerre, la vie a repris dans cette région d'Ukraine. Bien sûr, les chantiers sont à l'arrêt, mais les gens vivent, vont au restaurant, sortent dans les rues, à pied ou à vélo. 

Une sorte d'étrange normalité s'est installée. Dans les écoles, les enfants ne pleurent plus lorsque les sirènes retentissent. Ce son, aussi marquant soit-il, est entré dans leur quotidien.  

La guerre ne saute pas aux yeux, mais lorsqu'on échange quelques mots avec les habitants de cette région rurale d'Ukraine, elle devient obligatoirement le principal sujet de conversation. Toutes et tous connaissent un réfugié, un soldat, un blessé, un mort. 

Au moment de quitter l'Ukraine, les membres de l'association Cholidéro chin Frontêre invitent leurs amis, Sacha et Micha, à venir en Suisse, une fois la guerre terminée. 

Une invitation acceptée. Mais les deux hommes se regardent et annoncent avec regret "la prochaine fois qu'on se reverra mes amis, malheureusement, ce sera encore une fois en Ukraine." 

RadioFr. - Vincent Dousse
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