Des partisans de l'Etat islamique en liberté dans le canton
En octobre 2020, quatre terroristes présumés étaient arrêtés à Bulle. Où en est-on aujourd'hui? Djihadisme à la bulloise: épisode 1/3.
Nous sommes le 2 octobre 2020, souvenez-vous. Au petit matin, trois hommes et une femme sont arrêtés à Bulle et à Vaulruz. Les moyens déployés par la police sont impressionnants: des dizaines de policiers débarquent sur place avec des voitures et des fourgonnettes.
Dans la foulée, deux de ces personnes sont placées en détention provisoire, les deux autres sont relâchées directement. Le Ministère public de la Confédération mène aussi trois perquisitions dans le canton de Fribourg.
Ces individus, originaires des Balkans, sont soupçonnés d'avoir des liens avec le terrorisme islamiste, plus précisément d’avoir violé la loi qui interdit les groupes Al-Qaïda et État islamique. Mais à l’époque, les autorités n’en disent pas davantage.
Deux femmes condamnées
Aujourd'hui, toutes ces personnes sont libres, sans aucune mesure de substitution. Autrement dit, elles n’ont plus besoin de se présenter par exemple une fois par jour ou par semaine à un poste de police. La procédure est toujours en cours, nous confirme le Ministère public de la Confédération.
Au printemps 2023, les femmes de deux des trois hommes de la bande ont été condamnées par le Tribunal pénal fédéral pour avoir fait la propagande de l’État islamique. Elles ont été condamnées à des jours-amende avec sursis pendant deux ans pour avoir violé la loi qui interdit les groupes Al-Qaïda et État islamique.
Concrètement, elles ont consommé et partagé à des dizaines de leurs contacts, via les applications WhatsApp et Viber, des contenus vidéos, des images ou des textes de propagande de l’État islamique.
Le Ministère public de la Confédération a fait appel pour demander leur expulsion de la Suisse vers le Kosovo. Ces demandes ont été refusées. Les trois hommes du groupe n’ont eux pas encore été jugés.
Une procédure qui traîne
Jean-Daniel Kramer, avocat à La Chaux-de-Fonds dont le client est resté en détention environ quatre mois, nous a assuré qu’il y aurait un non-lieu dans une bonne partie de cette affaire. Pour lui, tout ça dure depuis une "éternité." Et d’ajouter que le Ministère public de la Confédération "s’est emporté et est aujourd’hui très ennuyé, car l’accusation s’est effondrée."
Un des chefs d’accusation, et pas des moindres, était la préparation d’un attentat. Selon nos informations, le Ministère public l’a retiré du dossier.
Préparation d'un attentat?
C'est là que l'affaire devient extraordinaire. Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) aurait demandé à un informateur qui a infiltré le groupe de Bulle de leur montrer comment fabriquer une bombe. D'autres islamistes européens auraient été conviés à cette leçon. Le but pour le SRC était de pouvoir recueillir des preuves contre eux.
C’est un des enjeux importants de l’affaire selon Sylvain Besson, journaliste d’investigation de Tamedia, qui a enquêté sur cette affaire et a publié un article dans le 24 heures en juin 2023.
"Je ne sais pas si cette histoire d'incitation à fabriquer une bombe figurera dans la procédure et au procès. La question de la loi se pose: le SRC a-t-il franchement le droit de procéder ainsi? Le but était certainement de mesurer la dangerosité du groupe, de voir jusqu'où il pouvait aller. Et je crois que le test a été concluant, raison pour laquelle ces personnes ont été arrêtées... mais pas très longtemps."
Pourquoi l’affaire est si longue?
Pourquoi, plus de quatre ans après, l'affaire de Bulle n'est-elle pas encore close? Le cas est bien sûr complexe et sensible. Une des possibilités, selon Sylvain Besson, est que les autorités tentent de trouver des liens, par exemple avec l’étranger - des voyageurs du djihad en direction de la Syrie ont transité par Bulle - et cette collaboration avec d’autres polices peut prendre du temps.
Autre possibilité selon le journaliste d'investigation: une partie de cette affaire nous échappe complètement.
Dans tous les cas, un jugement, un procès, une fin à cette histoire se font encore attendre.
Les Fribourgeois sont-ils en danger?
Ces personnes qui partagent les idées de l'État islamique sont en liberté. Mais alors, la sécurité des Fribourgeois et Fribourgeoises est-elle assurée? Une source au sein de la police fribourgeoise nous assure que la police garde un œil sur ces individus. Selon elle, une des personnes interpellées à l’automne 2020 a par exemple été contrôlée en février dernier par la police.
Cette source juge ces personnes comme "potentiellement dangereuses". Et de faire cette comparaison : "Comme pour le féminicide d’Epagny, une surveillance ne veut pas dire que la personne ne peut pas passer à l’acte."
Une autre source au sein de la police tempère. Les individus interpellés à Bulle et Vaulruz ont dû venir au poste "tamponner" après leur interpellation. Aujourd'hui, il n'y a plus aucun dispositif de surveillance, car c'est la procédure standard.
Sylvain Besson abonde: "Du point de vue de la justice, cela montre qu'il n'y avait pas assez d'éléments pour les maintenir plus longtemps en détention et que le risque de fuite semblait faible. D'ailleurs, ils sont toujours là."
Qu’en dit officiellement la police fribourgeoise? Rien. Elle renvoie à la Confédération. "La police fribourgeoise n’est pas compétente pour répondre", voilà la réponse du porte-parole de la police cantonale, Martial Pugin.
Et Fedpol, la police fédérale ? Elle ne se prononce pas non plus et nous répond que tout ce dossier est du ressort des Services de renseignement. Contacté, ce dernier ne nous a pas donné plus d’informations sur le sujet.
Un espion craint le pire
Ce n’est pas l’avis d’un informateur des services secrets. Nous l’avons rencontré dans un café de Châtel-St-Denis à plusieurs reprises.
Ce Kurde irakien nous a expliqué comment il a infiltré ce groupe de Bulle pendant plusieurs mois pour fournir des informations au Service de renseignement de la Confédération et il en est convaincu : ce groupe est encore actif et un jour, il passera à l’acte. "Ils sont très dangereux. Je les connais très bien, j'étais avec eux de 2018 à 2020. Ils ont fait des choses incroyables et ils continuent d'en parler."
Pour le journaliste Sylvain Besson, cette affaire de Bulle fait écho à d’autres cas en Suisse. "Après l'arrestation des voyageurs du djihad qui partaient pour la Syrie, la justice s'attaque désormais aux partisans de l'État islamique, celles et ceux qui ont financé l'organisation et participé à sa propagande. Cela concerne potentiellement des dizaines, voire des centaines de personnes en Suisse."
Les cas d’attaques terroristes restent rares en Suisse. Il y a eu les cas de Morges et de Lugano en 2020, et Zurich l’année passée.
En début d’année, le procureur général de la Confédération, Stefan Blättler, indiquait sur lematin.ch que le nombre de procédures liées au terrorisme traitées par la justice suisse avait atteint "un record historique."
Il avait lancé cet avertissement: la Suisse doit se préparer à une augmentation des activités terroristes.
Plongez dans le monde secret et trouble des informateurs des services secrets dans la suite de notre enquête. L'épisode 2/3 sera à retrouver dès le mardi 3 juin sur Frapp et RadioFr.