Créer un déclic en étant coupé du monde

C'est le principe des séjours de rupture organisés par la Fondation de Fribourg pour la Jeunesse pour les jeunes en difficulté. Reportage.

Entre deux et quatre jeunes passent une semaine dans ce chalet au coeur du Gantrisch, sans réseau et sans natel. © RadioFr.

Depuis le dernier parking, il faut marcher un peu plus de deux kilomètres dans la neige pour rejoindre un chalet en bois reculé situé dans la commune de Planfayon, au coeur du Gantrisch, au pied des montagnes. Ce lieu accueille, le temps d'une semaine, entre deux et quatre jeunes âgés de 12 à 18 ans, qui ont des difficultés scolaires ou familiales, ou encore des problèmes de comportement. Ils sont encadrés par deux éducateurs.

Ici, peu de divertissement: pas de réseau, pas portable, pas de télévision. Un isolement bénéfique, selon Juliane Torrent, l'une des encadrantes de ces séjours de rupture: "Le téléphone et les réseaux sociaux sont des moyens de communication précieux pour les adolescents, importants pour leur vie sociale. En revanche, c'est aussi un grand moyen de fuite, un moyen de se perdre, de ne plus vraiment regarder en soi, mais dêtre sans cesse tourné vers l'extérieur, vers les autres. Alors s'isoler, c'est confrontant. Les jeunes se retrouvent face à eux-mêmes."

Extérioriser ses émotions

Le programme de ces séjours de rupture est ainsi propice à l'introspection: activités de plein air surtout, randonnées, balades en raquette, luge, ou encore coupe du bois. C'est justement à cela que s'adonnent, hache à la main, Iliès et Satya*, au moment où RadioFr. les rencontre, en cette fin février. "C'est une bonne activité, ça défoule!", lance Iliès. Satya va dans le même sens: "ça relâche bien le stress, la colère, les émotions." Sweat à capuche et doudoune, les deux adolescents de 14 ans sont curieux et volontiers blagueurs. Tout n'est pas facile ici, mais ils ont apprécié par exemple cette soirée d'observation des étoiles dans un ciel "où il n'y a pas de pollution lumineuse et où on pouvait voir la voie lactée!"

Iliès explique qu'il a été d'accord de participer à ce séjour, parce qu'il a des problèmes de comportement à l'école: "je suis turbulent, je ne suis pas très concentré en cours, ni à l'écoute." Satya, elle, confie qu'elle n'a pas eu le choix: "J'ai été forcée de venir ici. C'est la justice qui me l'a demandé. Si je ne venais pas, ils auraient dû prendre des mesures encore plus sévères, du coup, c'était mieux de lâcher prise et de faire avec." Elle ne souhaite pas en dire davantage sur ce qui l'a menée là. Mais elle raconte volontiers ce hasard du calendrier qui l'a mise en colère: "J'ai dû fêter mes 14 ans ici, le premier jour de mon séjour. Qui a envie de fêter son anniversaire à la montagne, en présence d'étrangers?"

Faire sa part

Les jours passant, cette colère semble s'être un peu apaisée. Des liens se sont aussi noués entre les jeunes et les encadrants qui partagent les repas, les tâches, les balades. Bref, tout le quotidien. Les éducateurs posent un regard neuf sur ces adolescents: ils ne les ont pas vu grandir, ils ne connaissent que très peu leur passé, ils ne leur collent pas d'étiquette. Pendant une semaine, ils les accompagnent pour les aider à réfléchir à leurs difficultés, à leurs blocages, ou leurs peurs.

"On est là pour qu'ils puissent exprimer ce qui est difficile pour eux, et ce dont ils ont besoin, mais aussi pour qu'ils puissent sortir de cette position de victime en disant, "c'est la faute des autres, je n'y peux rien". Je caricature un peu, mais il y a des fois ce sentiment-là, livre Juliane Torent, l'une des deux éducatrices. Ce séjour doit leur permettre de s'engager, de prendre les choses en main. Tout ne leur appartient pas évidemment, mais une partie leur appartient. Alors ils doivent faire leur part."

La Fondation Fribourg pour la jeunesse organise chaque année environ 16 séjours de ce type dans ce chalet dans le Gantrisch. Le placement peut être demandé par les parents, un assistant social du Service de l'enfance et de la jeunesse (SEJ), un médiateur scolaire, un directeur d’établissement scolaire ou encore la justice. Tout au long de la semaine, donc, les adolescents sont encouragés à s'interroger sur leur place dans la société, leurs intérêts ou encore leurs projets d'avenir - ici les soins pour Satya, la mécanique pour Iliès. Ils doivent remplir un carnet de bord dans lequel ils notent leurs impressions, leurs réflexions.

Dépasser ses limites

Lors de ce séjour, certaines expériences sont marquantes, comme cette fameuse randonnée en raquette qui n'en finissait pas, au début de la semaine: "A un moment, j'ai lâché, parce que j'avais trop d'émotions en moi, je ne pouvais plus continuer, je voulais faire demi-tour", se souvient Iliès. Finalement, poussé par les éducateurs, le jeune finit par reprendre courage et termine la balade. Aujourd'hui, il est fier d'être allé au bout. De ne pas avoir renoncé: "Oui, je suis fier ! Je pensais que j'étais vraiment à mes limites, que je n'en pouvais plus. Mais les éducateurs m'ont montré que j'avais encore beaucoup de forces en moi, des forces qui pourraient me faire avancer."

"Dans l'effort physique, souvent les jeunes sentent qu'ils sont face à une limite. Cette limite est très vite atteinte, mais souvent elle est atteinte psychiquement, et pas physiquement, précise Juliane Torrent. C'est beaucoup dans la tête, dans leurs pensées, dans leur schéma qu'ils disent: je n'y arriverai pas. Mais ils peuvent aller plus loin. On pense que les expériences vécues lors des séjours de rupture sont ancrées dans le corps, et que les jeunes pourront se reconnecter à cela plus tard."

D'après l'éducatrice, l'idée est ainsi d'aider les adolescents à dépasser leurs blocages, à leur faire prendre conscience de leurs ressources: "On souhaite leur montrer qu'ils ont une force en eux qu'ils peuvent mobiliser, qu'ils voient aussi qu'ils peuvent être soutenus, qu'ils peuvent aller au bout des choses, et même recommencer et y parvenir la fois suivante, sans que cela soit un échec."

Au quatrième jour du séjour, certaines choses paraissent également déjà avoir changé pour Satya. En tout cas l'adolescente l'exprime ainsi au micro: "En vrai, on a le temps de faire des réflexions ici. Samedi, quand on retournera en bas, je pense que je vais changer, que je serai meilleure qu'avant. Bon, je n'aurai pas radicalement changé, mais mon comportement sera mieux."

Une semaine, cela passe vite: impossible, effectivement, de changer complètement. Et puis avec le retour dans la vie quotidienne, l'élan s'envole, les efforts s’essoufflent, les motivations s'effritent. Difficile de modifier sa routine, à long-terme, bien sûr. Difficile de voir s'opérer rapidement des changements importants et concrets.

Ouverture des adultes

Mais cette semaine peut être une graine semée, un moment-clé de déclic, de prise de conscience, qui portera ses fruits, selon l'une des encadrantes, Juliane Torrent, surtout si l'entourage est à l'écoute: "C'est un peu l'image d'une pièce de puzzle que l'on prend, elle bouge un petit peu, elle évolue pendant cette semaine, mais si on la remet dans le puzzle qui n'a pas bougé, les jeunes ne vont pas réussir à tenir le coup. Donc il faut aussi que les adultes autour d'eux puissent avoir une certaine ouverture à explorer d'autres pistes pour avoir une chance que les choses évoluent, pour que leur vie soit un peu moins compliquée, qu'il y ait un peu plus de bien-être, un peu moins de souffrance, un peu moins de conflit, un peu plus de joie de vivre."

Justement, pour accompagner les jeunes dans la durée, les éducateurs font un nouveau point avec les adolescents un mois après la fin du séjour. Ils les rencontrent ou leur passent un coup de téléphone. Ils rédigent aussi un rapport à destination des personnes qui ont demandé le placement en séjour de rupture - familles, enseignants, assistants sociaux, ou médiateurs -, dans lequel ils font part de leurs observations et esquissent des pistes concrètes de changements pour la suite: par exemple,  reprendre les arts martiaux pour Iliès, ou dessiner, pour Satya. Une façon pour tous les deux, d'exprimer leurs émotions et de canaliser leur énergie.

*les prénoms ont été changés

RadioFr. - Maëlle Robert
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