"La chasse aux sorcières, c'était les fake news de l'époque"

Les 360 procès de sorcellerie menés à Fribourg du 15e au 18e siècle sont désormais en ligne. Interview de l'archiviste Lionel Dorthe.

Lionel Dorthe a notamment édité le procès de Claude Bernard, documenté dans le registre de la cour criminelle de Fribourg. © Frapp

Lionel Dorthe et Rita Binz-Wohlhauser ont édité les procès de sorcellerie instruits de 1493 à 1741 par le tribunal de la ville de Fribourg. Les archivistes viennent d'achever leur mise en ligne. En tout, 360 procès documentés par 2508 pièces de procédure sont désormais accessibles. Un projet de 800'000 francs, financé notamment par les Archives de l'Etat de Fribourg et la Fondation des sources du droit suisse.

Si ces ressources sont principalement adressées aux chercheurs, les chasses aux sorcières continuent de fasciner le grand public. A l'issue de six années de travail, l'historien tord le cou à certains préjugés et insiste sur l'injustice d'une persécution de masse qui a mené des innocents au bûcher.

Frapp: Quel rôle a joué Fribourg dans les chasses aux sorcières?

Lionel Dorthe: Par rapport à la Suisse, Fribourg est assez précoce. Il s'agit du 3e lieu dans l’apparition des procès de sorcellerie. La répression y a aussi duré longtemps, du 15e siècle presque jusqu'au milieu du 18e. En revanche, son intensité est moindre que chez son voisin vaudois. A titre d'illustration, nous avons retrouvé la trace de 309 personnes prévenues de crimes de sorcellerie, certaines ont été jugées plusieurs fois. Et la plupart d'entre elles ont été relâchées: 80 interrogatoires ont débouché sur une condamnation au bûcher. Un autre élément caractéristique est le bilinguisme. Certains procès commencent en français et se terminent en allemand.

On a souvent pensé que les chasses aux sorciers relèvent d’instances catholiques, c’est faux. Très tôt, dès le 15e siècle, ce sont les pouvoirs laïcs qui instruisent les procès. Autre idée reçue, on associe cette répression au Moyen Âge, alors qu'elle a surtout eu lieu durant l'Ancien Régime.

Comment a fonctionné ce phénomène de persécution?

La sorcellerie a eu l’avantage de servir d’exutoire à la population et aux autorités. Les gens ont alors peur de beaucoup de choses, des phénomènes météorologiques, des morts sans explication… ils ont besoin de boucs émissaires pour expliquer les malheurs du temps. Tout pouvait partir d'une simple rumeur et s'emballer très vite. Pour les autorités, c’est une façon de dire que les états naissants sont compétents et détiennent la juste violence. Ils peuvent faire valoir leur légitimité et leur droit de punir.

De quoi les sorciers et sorcières étaient-ils accusés?

D'un côté, il y a les maléfices. De l'autre, les croyances qui relèvent de la démonologie. On les croyait capables d’empoisonner les gens, le bétail, de faire mourir des voisins, des enfants, de détruire des champs par la grêle. Tout cela par le biais de formules magiques, de poudres, de potions qui auraient été données par le diable ou le démon. On les accuse d’appartenir à une secte qui se réunit parfois sous le nom de sabbat. Bien sûr, tout cela est inventé, c'était les fake news de l'époque.

Deux volumes papier seront publiés prochainement sur la base des procès. Dans la préface, vous écrivez: "La distance requise pour aborder tout objet historique, conformément à la rigoureuse méthode scientifique en vigueur, est une chose, mais il arrive un moment où la charge émotionnelle tend à prendre le dessus." Votre travail ne vous a pas laissé indifférent...

Il a parfois été difficile de faire la part des choses, entre l’empathie et l’objectivité scientifique. Sous nos yeux pendant 6 ans, de véritables drames humains se sont joués. D’après notre rationalité aujourd’hui, les personnes prévenues d'hérésie apparaissent forcément innocentes. Elles ont été victimes de choses imaginées et ont été torturées pour leur arracher des aveux. Tout ceci relève de l’ordre du fantasme. Vous retirez la croyance au diable et tout s’effondre. Avec ma collègue Rita Binz-Wohlhauser, nous avons eu besoin de dire franchement "J’en peux plus, c’est horrible ce qui s’est passé".

Un exemple?

Le cas de Claude Bernard est terrible. C'est un jeune mendiant de 12 ans, arrivé à Fribourg depuis la France. Son procès commence en août 1651: sous pression du juge, il dit qu’il a rencontré le diable, prénommé Andrey. Ce dernier l'aurait encouragé à faire du mal au bétail à l'aide d'une poudre maléfique. Il avoue avoir tué 80 poules, 5 garçons et 2 filles durant le long périple qui l’a conduit ici. Le procès précise qu'il se met à rire face au juge, un comportement pris comme une preuve de méchanceté. Grâce à ces aveux, le tribunal peut procéder à la condamnation, mais il est embêté face à un enfant. En cherchant une jurisprudence, les autorités trouvent un cas similaire datant de 1633 et appliquent la sentence: Claude est ainsi exécuté en cachette au Belluard par décapitation, et son corps est enterré au niveau de l'actuelle université. Pour un adulte, la procédure typique est bien différente: les prévenus sont brûlés en public, au Guintzet. Il n'en reste que les cendres.

Existait-il un profil type de sorcière et de sorcier?

Les procès révèlent qu’il n’y a pas d’âge pour être accusé de sorcellerie, ça va de 8 à 85 ans. Il y a des gens des campagnes, d'autres des villes. Un point commun, c’est d’être en partie marginalisé, comme Claude Bernard. Quelqu’un qui fait l’objet de rumeurs ou qui évolue en marge de la société est à risque de devenir un bouc émissaire. Statistiquement, les femmes ont été davantage persécutées, elles composent le deux tiers des procès fribourgeois.

Comment expliquer que certains accusés s’en sortent malgré tout?

On était parfois perplexes face à certains procès. On ne comprend pas pourquoi le juge allait jusqu'au bout pour obtenir des aveux dans certains cas, alors que d'autres personnes étaient acquittées. Il y a un aspect aléatoire. Mais il faut dire que du moment où on est soupçonné de sorcellerie, c’est difficile de se défaire d'une mauvaise réputation, même si on est libéré faute de preuves suffisantes. A l'époque, on pensait qu'on était sorcier de génération en génération, il y a des familles fribourgeoises qui ont été systématiquement inquiétées sur des dizaines, voire des centaines d’années!

Le phénomène s'est essoufflé au siècle des Lumières. La raison a pris le dessus?

A Fribourg, les persécutions ont été particulièrement intenses au 17e siècle. Les croyances ont ensuite changé petit à petit, le mode de fonctionnement de la justice aussi. On se dirige alors vers une société anti-cléricale, qui se méfie du diable, des superstitions, on devient un peu plus rationnel. Par exemple, la dernière sorcière accusée à Fribourg (ndlr: Marguerite Repond, la sœur de Catherine "Catillon" Repond, dernière personne condamnée pour crime de sorcellerie à Fribourg, en 1731), a été retrouvée sans vie en prison à la veille de son jugement, en 1741, et son corps a fait l'objet d'une autopsie. Un siècle plus tôt, on aurait fait venir un ecclésiastique, pas un médecin légiste.

La Catillon a été réhabilitée moralement en 2009. C’est important de revenir sur l’histoire?

Il faut faire attention de ne pas réécrire l’histoire. Mais c’est une discipline fondamentale pour ne pas oublier d’où on vient et à quel point les êtres humains sont capables de se faire du mal entre eux. On ne doit pas oublier ces phénomènes de persécution, qui sont intolérables et malheureusement encore d'actualité.  C’est ce devoir de mémoire qui est important. En ce sens, l’édition de ces procès permet, je crois, une forme de réhabilitation.

Frapp - Alexia Nichele
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