Une histoire de l'homosexualité dans le canton de Fribourg

Dans son livre "Débauche contre nature", l'historien Léo Bulliard revient sur l'histoire de l'homosexualité dans le canton de Fribourg.

Léo Bulliard s'est basé sur 153 dossiers pénaux du canton entre 1900 et 1992. © Archives de l'Etat de Fribourg / Léo Bulliard

Radio Fribourg: Pourquoi Fribourg? 

Léo Bulliard: L'histoire de l'homosexualité a plutôt été étudiée dans les pays anglo-saxons, dans les villes. En Suisse, c'est aussi un biais qu'on a eu, en travaillant sur les villes: Genève, Zurich, Lausanne, Bâle. On a laissé un peu de côté certaines régions périphériques, d'où l'intérêt d'aller voir comment est-ce qu'on vivait l'homosexualité dans des régions qui ne sont pas des centres urbains.

Le titre de votre livre, "Débauche contre nature"?

Les termes "contre nature", c'est quelque chose qui était forgé déjà dans l'Antiquité, puis repris par les premiers écrivains chrétiens. La nature serait divine. Il n'y aurait qu'une sexualité naturelle, qui est la sexualité hétérosexuelle, dans le cadre du mariage, et qui vise à la procréation. Toute une série de pratiques sexuelles ne rentrent donc pas dans ce cadre: elles sont donc "contre nature".

Qu'est-ce qu'on condamne à Fribourg entre 1900 et 1992?

Dans la première période (ndlr. jusqu'en 1942), on se base sur un code pénal fribourgeois. On y condamne tout acte homosexuel. À partir des années 1920, on voit une législation très dure qui va être clarifiée par les juges. C'est-à-dire qu'il n'y a même pas besoin d'acte homosexuel: des caresses entre deux personnes peuvent déjà être perçues comme de la débauche contre nature. Et puis à partir de 1942, on a un code pénal suisse, donc on a l'abrogation des législations pénales au niveau des cantons.

A Fribourg, on va vivre ce moment comme quelque chose qui va être imposé. Les juges du canton ne sont pas du tout contents de cette dépénalisation partielle. Les cas sont réduits à la prostitution homosexuelle, s'il y a un lien de dépendance, ou alors — et c'est là qu'il y a la majorité des cas — les questions de majorité sexuelle. Elle était à 16 ans, mais on va mettre un âge légal à 20 ans pour les actes homosexuels, "afin de préserver la jeunesse". On part de l'idée que l'adolescent a une sexualité qui est encore en train de se former, et donc potentiellement influençable.

Comment la justice justifie ses condamnations? Elle a un œil dans le lit des Fribourgeois?

La majorité des condamnations sont plutôt liées à l'idée d'un scandale. Et c'est vraiment ce que l'on craint à Fribourg: on ne veut pas de scandale public. Aussitôt que quelqu'un aperçoit dans l'espace public des actes homosexuels, il y a un dépôt de plainte.

Mais jusque vers 1920, on voit qu'il y a aussi toute une soupape qui est jouée par les "conseils des mœurs", qui étaient installés dans les communes et dans les paroisses. On lave son linge sale en famille, et surtout, on évite d'amener ces questions sur la place publique. Ça permet de dire qu'à Fribourg, finalement, il n'y a pas d'homosexualité.

On veut la cacher dans le canton?

C'est une particularité de Fribourg partagée avec certains cantons: on pense que l'homosexualité serait un mal urbain. À Fribourg, on l'imagine plutôt à Lausanne, Genève ou Berne qui seraient des foyers d'homosexuels. En plus, ils ont la tare d'être protestants!

Donc, dans la citadelle catholique fribourgeoise, on se targue que c'est des problèmes qui toucheraient les protestants et qu'à Fribourg, on a une bonne morale. On préfère garder tout ceci un peu sous le tapis et on intervient le moins possible pour pouvoir garder l'idée que Fribourg n'est pas touché par l'homosexualité.

Il y a encore des traces de ça?

Il y a un cas qui est assez intéressant: c'est la question des toilettes publiques. On sait pertinemment que, dans les milieux policiers, on savait très bien que c'était un lieu de rencontre homosexuelle. À Paris, on a encore des exemples de toilettes publiques dans lesquelles on laissait un espace entre le sol et le bas de la paroi pour pouvoir voir combien de paires de pieds y étaient. S'il y en a plus que deux, c'est peut-être qu'il y a une rencontre sexuelle et qu'il faut intervenir.

À Fribourg, on va plutôt faire des bâtiments relativement fermés. On va même les mettre parfois dans des talus, comme c'était le cas des toilettes publiques du pont de Zaehringen. On cachait ces lieux de rencontre: tant qu'on ne voit pas, il n'y a pas besoin d'intervenir.

RadioFr. - Nathan Clément
...