Dépakine: le combat d'une famille

Les parents de Simon poursuivent Sanofi pour ne pas les avoir informés sur les risques liés à un traitement épileptique. Enquête.

Natascha et Vincent Allenbach, dans leur maison, à Ecublens (VD). Ils sont à l'origine du premier procès Dépakine en Suisse. © RadioFr.

C'est une maman de trois enfants souriante et chaleureuse. Natascha Allenbach, 53 ans, est l'une des premières citoyennes suisses à avoir saisi la justice, à avoir eu le courage de se lancer dans cette bataille, avec sa famille: en 2017, elle a déposé une plainte auprès du Tribunal civil de première instance de Genève. Une procédure judiciaire qui a abouti, au mois de novembre 2020, à l'ouverture du premier procès Dépakine de Suisse.

Une étape importante pour Natascha: "Pouvoir être entendue par la justice, pour la première fois, cela a été, oui, presque salvateur, je dirais. En tout cas, cela a été très bénéfique." Ainsi, depuis un an et demi environ, les audiences se succèdent. Mais si elles font du bien, ce sont aussi des moments émotionnellement intenses. Cette maman installée à Ecublens (VD) avec sa famille confie qu'elle a du mal à dormir. Que la veille, elle se trouve encore "à minuit en train d'écrire aux avocats, la boule au ventre". Elle est stressée, à chaque fois. "Même quand je reviens du tribunal, ce n'est pas facile, parfois même, je me mets à pleurer."

Une vie décortiquée

A ce procès, il faut aussi accepter de déballer et de voir déballée sa vie devant les juges, des cabinets d'avocats et des grosses entreprises: "Toute ma vie gynécologique, tous mes rapports d'accouchement se trouvent désormais dans les tribunaux, livre la quinquagénaire. Mais maintenant, j'ai accepté que ma vie pouvait être lue."

Le tribunal revient aussi sur le parcours de son fils. Un retour en arrière douloureux: "On recommence tout depuis 2001, depuis la naissance de Simon jusqu'à maintenant. Cela nous fait revivre des moments qui ont été très difficiles." C'est justement pour lui, Simon, son deuxième enfant, 20 ans aujourd'hui, que la famille se bat actuellement.

Simon qui a eu un parcours de vie compliqué, selon sa maman: "Il a eu des problèmes respiratoires à la naissance, il a eu une malformations du thorax. Il a suivi une partie de son cursus dans une école spécialisée. Aujourd'hui, il a toujours des difficultés dans le domaine de l’interaction sociale."

Un médicament au coeur des soupçons

Des atteintes directement liées, selon cette famille et ses avocats, au médicament que la maman, devenue épileptique après un accident de la route près de la frontière fribourgeoise, prenait au moment où elle était enceinte de Simon, en 2001: la Dépakine. Un traitement courant et considéré comme efficace pour traiter l'épilepsie. Cette famille vaudoise et ses avocats accusent le laboratoire pharmaceutique Sanofi ainsi que le neurologue qui a prescrit le médicament de ne pas les avoir correctement informés des risques liés au traitement.

"Déjà, ils ne les ont pas informés de l'étendue des risques. Les parents ont été mis au courant d'un risque de malformations physiques. Mais on leur a dit que cela pouvait être évité par la prise d'acide folique et un suivi échographique adapté, explique Lucile Bonaz, l'une des avocates genevoise de la famille. Ensuite, à aucun moment, les parents n'ont été informés de risques de troubles neuro-développementaux."

Des troubles qui sont pourtant significatifs, d'après l'avocate: "30 à 40% des enfants exposés au valproate de sodium - la molécule contenue dans la Dépakine - risquent de souffrir de troubles neuro-développementaux qui impliquent difficultés scolaires, retards du développement, troubles du spectre autistique et d'autres soucis encore."

Accusations rejetées par Sanofi

Mis en cause, Sanofi Suisse indique à RadioFr. qu'il ne commente pas les procédures en cours. Sur le fond, le laboratoire pharmaceutique réfute chacune des accusations portées contre lui par écrit, via son service de communication: "Sanofi a fait preuve de proactivité et de transparence en ce qui concerne le valproate de sodium. En fonction de l'évolution des connaissances scientifiques sur les risques liés à l'utilisation du valproate de sodium, notamment pendant la grossesse, Sanofi a demandé aux autorités sanitaires la mise à jour des informations médicales destinées aux médecins et aux patients".

Comme il le fait dans d'autres procédures judiciaires dans lesquelles il est accusé, le groupe pharmaceutique français maintient qu'il n'a pas commis d'erreur: "Dans les années 1980, Sanofi a fourni des informations sur le risque de malformations du foetus. Ces éléments ont alors été mentionnés dans les documents d’information à destination des praticiens, puis (...) des patients. Au début des années 2000, sur la base de nouvelles données scientifiques concernant la survenue de retards de développement neurologique chez les enfants exposés au valproate de sodium pendant la grossesse, Sanofi a informé les autorités sanitaires et a pris l’initiative de solliciter auprès de l’autorité de santé la modification des documents d’information."

Quant au neurologue qui a prescrit de la Dépakine à Natascha en 2001, quelle est sa position? Son avocat au barreau de Genève, Maître Michel Bergmann, indique à RadioFr. qu'il ne souhaite pas faire de déclarations sur les procédures en cours.

Est-il trop tard?

Ce procès s'annonce lent et complexe. Les plaidoiries sont prévues le 5 mai prochain. Le jugement devrait être rendu plusieurs mois plus tard. Mais cette fois-ci, les juges ne trancheront pas sur le fond, ils se prononceront seulement sur la question de la prescription, explique Pierre Gabus, l'autre avocat de la famille vaudoise: "Les juges répondront à une seule question, à savoir si l'enfant Simon a saisi la justice à temps, ou trop tard."

La loi suisse prévoit en effet un délai de dix ans pour faire valoir ses droits. "Ce délai de dix ans court au moment du fait dommageable, c'est-à-dire, dans notre cas, à partir du moment où la mère a pris de la Dépakine lorsqu'elle était enceinte. Si on suit la règle et qu'on l'applique froidement, cela voudrait dire que tout enfant qui a atteint l'âge de dix ans ne pourrait plus agir en justice", poursuit l'avocat.

Sauf qu'ici, lorsque Simon avait dix ans, sa famille n'avait pas encore fait le lien entre ses soucis de santé et la Dépakine. Elle indique qu'elle  en prendra conscience en 2016, en regardant, par hasard, une émission d'enquête à la télévision française.

Permettre de déculpabiliser

Pour Pierre Gabus et Lucile Bonaz, ce délai de dix ans est injuste. Inacceptable: "Quand la loi ne va pas, c'est aussi notre rôle d'avocat de dire que là, elle ne peut pas s'appliquer telle qu'elle. On est là pour essayer de convaincre les juges de faire preuve de courage dans ce type de cas."

A partir de quand, exactement, les neurologues ainsi que Sanofi étaient-ils au courant des risques mais n'ont rien dit? C'est donc cette question que la justice suisse pourrait examiner, lors d'un autre procès, si elle ne s'arrête pas au délai de prescription. Pierre Gabus et son associée espèrent que les responsabilités pourront être établies: "Ce sera un grand soulagement pour les familles dont les enfants ont de très gros problèmes de santé et pour les mères qui souvent culpabilisent d'avoir pris ce médicament quand elles étaient enceintes."

Demande de réparation

Au-delà de la reconnaissance de la responsabilité, la famille Allenbach demande aussi réparation, mais elle reste discrète sur le montant du dédommagement qu'elle réclame pour Simon. Pour les autres familles de victimes, cela va aller - en fonction de l'âge des enfants et de la lourdeur du handicap notamment -, de plusieurs centaines de milliers de francs à plusieurs millions de francs, selon les deux avocats genevois.

Eux défendent actuellement 17 enfants. En Suisse aujourd'hui, 39 victimes sont recensées par Swissmedic, l'autorité de surveillance des médicaments. 39 malformations physiques ou retards psychiques qui auraient ainsi été provoqués par cet antiépileptique entre 1990 et 2018. Un nombre largement sous-estimé pour différents acteurs de la santé.

Des familles avec lesquelles le Fribourgeois Simon Zurich, vice-président de la Fédération des patients de Suisse romande, a régulièrement des contacts: "C'est épuisant et cher. Au bout d'un moment, les familles se demandent si cela vaut encore le coup de continuer à se battre, ou alors si cela n'est pas préférable d'apprendre à vivre avec ce malheur. On les comprend, mais c'est triste que justice ne soit pas rendue."

Se sentir moins seul

Natascha Allenbach affirme qu'elle a des assistances juridiques qui permettent de payer ces frais-là, mais ne veut pas dévoiler les montants déboursés. Pour accompagner les particuliers confrontés aux mêmes problèmes, elle a créé en 2016 un groupe de soutien et d'échange, l'ASSAC: "C'est important de pouvoir en parler avec d'autres familles qui ont le même vécu, parce que c'est lourd d'avoir un enfant qui a un ou plusieurs handicaps. On ne se sent plus seul au monde."

Dans son association, il n'y a pas de Fribourgeois. Aujourd'hui, elle appelle les personnes concernées qui habiteraient dans le canton de Fribourg à se manifester: "Plus on est nombreux, plus on a de chances d'être reconnus."

Elle en connaît beaucoup, des familles qui sont dans le même cas: elle a rencontré des victimes de la Dépakine en France, en Belgique, en Angleterre ou encore en Irlande. Et continue à se mobiliser. Car si aujourd'hui, Simon, 20 ans, va bien, raconte-t-elle avec un sourire et beaucoup de fierté - le jeune homme suit avec intérêt un apprentissage de mécanicien de production - elle précise qu'eux ont eu de la chance.

Se battre pour les prochains

Entouré de professionnels de santé investis, Simon, a été extrêmement stimulé. Elle tient à souligner que cela n'est pas le cas d'autres enfants-Dépakine. D'autres enfants pour lesquels la famille Allenbach se bat aussi. Et le papa, Vincent, en est convaincu: ils finiront par gagner, eux ou les prochains.

L'enfant le plus jeune défendu par les avocats genevois est né en 2015. Et en attendant, la famille vaudoise suit de près les actions en justice qui ont lieu dans d'autres pays. Fin mars, en Espagne, un tribunal a jugé Sanofi responsable d'un défaut d'informations sur les risques liées à la Dépakine. La justice espagnole a aussi condamné l'assureur de Sanofi à indemniser trois victimes. Une première dans le pays.

En janvier, en France, le tribunal judiciaire de Paris a estimé que le groupe pharmaceutique français Sanofi avait « commis une faute en manquant à son obligation de vigilance et à son obligation d’information » concernant les risques de son médicament Dépakine pour le fœtus en cas de prise pendant la grossesse.

RadioFr. - Maëlle Robert
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