Bourse: l'IA vaut-elle vraiment les milliards investis?

L'euphorie autour de l'IA, portée par des valorisations boursières stratosphériques, soulève des questions cruciales pour les marchés. Analyse d'experts.

La folie autour de l'IA est souvent comparée à la bulle Internet des années 2000. © Keystone

Alors que les milliards affluent vers la Silicon Valley, la crainte d'une bulle financière et d'un scénario comparable à la bulle internet des années 2000 divise les spécialistes. S'agit-il d’un château de cartes prêt à s’effondrer?

La Banque centrale européenne elle-même alerte sur la fragilité des modèles économiques fondés sur l'IA. Et pourtant, si l'on jette un coup d'œil sur les entreprises au cœur de cette technologie, comme le concepteur de puces Nvidia, les chiffres donnent le vertige. La société américaine est devenue cet été la plus valorisée au monde, avec une capitalisation boursière dépassant les 4'000 milliards de dollars.

Pour Sergio Rossi, professeur de macroéconomie et d'économie monétaire à l'Université de Fribourg, ces valeurs boursières "dépassent largement la rentabilité des entreprises concernées, leur profitabilité, leurs dépenses d'investissement pour développer les activités". Pour lui, il y a une bulle, qui comporte des risques "qui ne sont pas négligeables". "Mais on ne sait pas si elle va éclater ou simplement se dégonfler dans les prochaines années", analyse-t-il.

Des bases solides

Une vision que nuance James Mazeau, économiste chez UBS. Il admet que si une correction de 20 à 30% pourrait survenir dans un avenir proche, on n'atteindrait pas les niveaux de la bulle spéculative d'internet, au début du siècle, avec des corrections atteignant jusqu'à 80% (voir encadré ci-dessous). "Si l’on compare à la bulle Internet, on a aujourd’hui des entreprises beaucoup mieux établies: plus grandes, avec des marchés plus vastes, beaucoup plus de cash et des carnets de commandes plus solides", précise-t-il.

Du côté de Raiffeisen Suisse, Yvan Roduit, responsable du conseil en investissement, concède qu'il y a un énorme flux d'argent et qu'une comparaison avec la bulle Internet peut avoir du sens. "On voit des investisseurs se précipiter sur un produit qui n'existe pas encore, des sociétés sans produit apparent." Mais il rappelle que l'IA a déjà fait ses preuves. "Il y a, à l'heure actuelle, une IA appliquée qui fonctionne très bien. Nvidia, Microsoft, OpenAI… elles ne sont que la pointe de l'iceberg. Cette technologie a des applications dans de multiples secteurs, comme celui de la santé par exemple", affirme-t-il.

Selon les chiffres d'UBS, environ 1% du PIB mondial, soit quelque 4,7 trillion de dollars, sera investi dans cette technologie d'ici à 2030. "C'est massif, mais moins, en proportion, que les vagues d'investissement précédentes — télécoms, chemin de fer", explique James Mazeau.

La Réserve fédérale, juge de paix

Alors, si bulle il y a, quand éclatera-t-elle? Pour nos experts, le détonateur pourrait venir de la politique monétaire américaine. Une hausse des taux directeurs par la Réserve fédérale (Fed) pour contrer l'inflation pourrait asphyxier les entreprises endettées et faire fuir les investisseurs.

Mais là, le doute plane, souligne le professeur Sergio Rossi. "On ne sait pas si Donald Trump va obtenir ce qu'il veut, à savoir une baisse des taux d'intérêt pour relancer l'économie américaine, ou si la Banque centrale américaine, craignant une augmentation des prix à la consommation, va augmenter les taux d'intérêt pour éviter cela." L'économiste souligne tout de même que les perspectives pour les six prochains mois semblent montrer une baisse des valeurs boursières des entreprises technologiques, et donc un dégonflement léger de la bulle.

Il y a aussi le risque que l'économie s'effrite, souligne Yvan Roduit. "Aux États-Unis, on commence à voir quelques soucis sur le marché du travail; si on a une baisse substantielle ou une récession, ça peut avoir un impact très fort sur la valorisation des sociétés technologiques. Et il y a un autre élément: une méfiance croissante ou une déception des investisseurs vis-à-vis des nouveaux modèles ou du remplacement de l'humain sur le marché du travail pourrait déclencher une forte correction."

Et après?

Un retournement brutal des marchés ne serait pas totalement sans conséquences pour la Suisse. Sergio Rossi alerte sur l'impact potentiel, notamment pour les caisses de pension. Si ces dernières ont investi massivement dans la technologie, "les retraités pourraient devoir éponger les pertes".

Pour James Mazeau, une correction modérée sur le secteur technologique serait préférable à une hausse effrénée "qui rendrait la bulle plus dangereuse". "Chaque éclatement est différent", analyse-t-il. "Il y aurait des ondes de choc: sentiment de marché négatif, impact sur la dette privée finançant l'infrastructure, appels de marge forçant des ventes en chaîne… Mais je ne vois pas aujourd'hui de risque systémique."

"L'intégration et le développement de l'IA dans notre vie future est là et restera", ajoute Yvan Roduit. Pour lui, la question n'est pas "y aura-t-il encore de l'IA?", mais plutôt "à quel point, et comment?"

Le précédent de la bulle "dot-com"

À la fin des années 90 et au début des années 2000, les sociétés pouvaient attirer de nombreux investisseurs simplement en misant sur une présence en ligne. Elles ne proposaient pas forcément de produits concrets ou un modèle rentable, mais profitaient de l'enthousiasme d'une technologie émergente. Contrairement aux géants d'aujourd'hui, qui disposent d'importantes trésoreries, ces sociétés entraient en bourse sur de simples promesses, créant des valorisations déconnectées de leurs résultats réels.

L'éclatement de la bulle au tournant des années 2000 a été précipité par le resserrement de la politique monétaire américaine: la hausse des taux d'intérêt, décidée pour contrer l'inflation, a asphyxié les entreprises dépendantes du crédit et fait fuir les investisseurs. Le marché a subi une correction brutale d'environ 80%.

Conseils pratiques pour celles et ceux qui souhaitent investir

Face à la volatilité du secteur, les experts recommandent unanimement de ne pas céder aux sirènes des gains faciles. La règle d'or reste la diversification. Plutôt que de tout miser sur une seule action, mieux vaut investir sur l'ensemble de la chaîne de valeur technologique (logiciels, cloud, infrastructures) ou passer par des fonds professionnels disposant d'équipes spécialisées.

L'horizon d'investissement doit se compter en années, voire en décennies, et non en quelques mois. Pour la gestion du risque au quotidien, il est conseillé de conserver une épargne de sécurité conséquente: n'investissez qu'une petite fraction de votre capital dans des actifs risqués (par exemple 10 %), afin de garantir des liquidités suffisantes.

Frapp - Mattia Pillonel
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