Suzane: ""Je t’accuse" a complètement chamboulé ma vie"

Une plume incisive et des mots qui frappent en plein cœur: Suzane est de retour avec un 3e album de 13 titres “Millénium”. Rencontre.

L'album de Suzane "Millénium" est sorti le 26 septembre. © Charlotte Abramow

RadioFr: La première chose que je voulais te dire, c'est merci pour cet album Suzane, parce que là, on a encore franchi un cap au niveau de l'intimité, de l'engagement et de la liberté d'expression?

Suzane: Attention, là c'est la fin de journée, je peux vite sortir les Kleenex! (larmes et sourire). Mais c'est de la belle émotion parce que pendant tout le process de ce disque, je me suis sentie quand même très seule avec beaucoup de mes chansons. Et tant que les gens ne les écoutent pas, on est quand même très seule avec nos chansons. On ne sait même pas si les gens vont les écouter, si elles vont trouver écho, etc. Je crois que je suis allée un peu loin dans ma grotte d'introspection et je pense que ça s'est peut-être senti sur cet album. Donc je suis contente, mine de rien, qu'on puisse dire qu'aujourd'hui, je suis allée un peu plus loin dans l'intime, un peu plus loin dans mon engagement et que je deviens la femme que je veux être petit à petit à chaque album.

Tu n'avais pas envie de tricher dans cet album, parce que chaque jour, tu te retrouves confrontée à des situations qui t'énervent ou qui t'angoissent. Parce que oui, on est face à un monde qui fait peur. On a plusieurs options: se taire, fuir ou se battre. Et toi, tu as choisi de te battre et surtout de ne pas te taire?

Exactement. Et je pense que ne pas se taire aujourd'hui en étant une femme dans ce monde, est la première des révoltes parce qu'on dit beaucoup: les femmes ont libéré leurs paroles, etc. Oui, elles le font. Est-ce qu'on les écoute vraiment, que ce soit ici ou ailleurs? J'ai l'impression que nos droits, que notre façon de vivre peut vite être obscurcie par des lois, par une façon de penser, par une domination masculine, par tout ça. Et à l'époque, il y a des femmes qui ont écrit, mais qui ont dû prendre des noms d'hommes pour pouvoir s'exprimer. Aujourd'hui, j'ai la chance de pouvoir écrire en disant que je suis une femme, en pouvant écrire “Je t'accuse”, en pouvant exprimer ces chansons là. Je parle en étant une femme dans le monde dans lequel j'évolue. En tout cas, je n'avais pas envie de tricher, je n'avais pas envie d'édulcorer. Je pense que je suis une chanteuse réaliste et que la réalité, aujourd'hui, n'est pas toujours jolie. Mais j'essaie encore une fois de peut-être décrire une réalité qui est parfois un peu sombre, mais avec, je l'espère, l'espoir d'ouvrir vers quelque chose de mieux. Il y a quand même de l'espoir dans cet album.

J'aimerais revenir sur le titre de l'album “Millénium”. Parce que je me dis, des fois, on a peut-être tendance à tourner un petit peu en rond, à se demander quel titre on va choisir. Mais pour toi, “Millénium”, c'était vraiment une évidence. Tu as voulu faire une fresque du monde et de cette société en 2025. Cet album, c'est plutôt un cri d'alerte ou plutôt une prise de conscience pour faire un peu bouger les mentalités?

Je pense qu'il y a un peu des deux. Ce mot “Millénium”, déjà, c’est petit clin d'œil à la trilogie, à ce livre où l'héroïne se fait justice elle-même contre ses violeurs. C'est une femme de pouvoir. Donc, j'ai aimé faire référence à ça et surtout la définition du mot “Millénium, c'est "nouvelle ère commençant par un changement". Et je pense que ce changement, ma génération, celle d'après, mais même celle d'avant, on l'attend tous, je crois, à la fin. On n'est pas tous nés à la même époque, mais on respire le même air pollué. On voit les mêmes choses, les mauvaises bad news à la télé. On vit dans ce même monde à la fin. Donc, je crois que c'est un cri de rassemblement, surtout, un cri d'espoir aussi, d'alerte. Mais dans l'alerte, dans la révolte, pour moi, il y a quand même de l'espoir parce qu'on ne se révolte pas quand on n'y croit plus. On se révolte quand on croit qu'il y a encore une raison de le faire. Donc, je pense que dans cet album, il y a du cri. C'est clair, il y a une expression un peu de "C'est urgent". Et moi, j'ai souvent l'impression de montrer aux gens qu'il y a la maison qui brûle mais que personne ne la voit. Mais regardez quand même, on peut l'éteindre en plus, le feu. On peut faire quelque chose. N'ayez pas peur de regarder le monde en face.

Je vais évidemment venir sur “Je t'accuse”, qui a été le premier extrait de l'album. Il a profondément touché le public, c'est même devenu un véritable hymne. Dans ce titre, tu dénonces une justice en qui tu n'as plus confiance, cette justice qui, encore aujourd'hui, classe des milliers de plaintes sans suite pour des violences sexuelles. Il y a 15 ans, tu es tombée entre les mains d'un prédateur. Tu as subi toi-même des violences sexuelles. Quinze ans plus tard, tu as pété un câble, tu ne dormais plus, des flashbacks sont arrivés. Alors, tu t'es mise à écrire cette chanson dans ton salon, au piano. Cette chanson, tu ne savais pas si tu allais la sortir. Finalement, elle est sortie, et tu dis que ça a été évidemment très libérateur, même s'il y a eu cette peur au début d'avoir des commentaires négatifs…

Oui, mais de toute façon, je pense que cette chanson a complètement chamboulé ma vie. J'avoue que quand je l'ai écrite, c'était un moment de ma vie où c'était terrible parce que j'avais des flashbacks constants. C'était un truc où je sentais que mon cerveau me disait: attention, tu n'as pas réglé quelque chose là. Tu as mis un gros mouchoir dessus, comme on apprend aux femmes à se taire, souffrir en silence. “Ça vous est arrivé? C'est presque normal dans la vie d'une femme”. Moi, c'est ce qu'on m'avait un petit peu appris, me conditionner à la violence tout court, sexuelle aussi. Ça arrive aux autres aussi. “Ça t'est arrivé à toi?” - “Tais toi!” Donc, ces quinze ans, mine de rien, ils sont passés, et ça a été long. Ça a été le choc, ce gros poids sur mes épaules de jeune femme. Je me suis construite là-dessus, donc c'était quand même assez dur. Je n'ai pas pu en parler parce que j'avais la honte qui était plus grande que moi. La honte était tellement présente que je n'ai même pas réussi à le dire tout de suite à ma propre mère. Elle l'a su quelques années après. C'était dur de me le dire à moi-même aussi. Ça t'est arrivé, quoi. T'es victime, ça t'est arrivé, assume ça, quoi.

Je pourrais parler des heures de ce titre, malheureusement, on n'a pas des heures, et il n'y a pas que ce titre sur cet album. On retrouve aussi un featuring avec Youssoupha sur "Plus que moi". Youssoupha, il n'a pas été choisi par hasard. Même si tu dis que vous êtes très différents sur beaucoup de choses, il y a malgré tout des choses qui vous rassemblent. Ce sont les thèmes du féminisme, de la société et de l'humanité?

C'est lui qui, quand il s'est pointé devant moi, m'a dit : “Regarde, en fait, sur la totale, on est différent. Tu es une femme, je suis un homme. Tu es blanc, je suis noir. Tu es queer, je suis hétéro. On n'est pas de la même génération.” Il a raison, si tu regardes, il n'y a pas grand-chose qui nous relie, mis à part qu'on a cette manière de parler du monde en écrivant. Je pense qu'on est des artistes qui essayons, en tout cas, de dénoncer, d'alerter. Il ne divertit pas vraiment Youssoupha. Enfin, ça arrive, mais il est quand même lanceur d'alerte. Il dénonce, il est quand même plutôt dans ce rayon là. Donc, moi, il a toujours été dans ma playlist pour ces chansons là. Et surtout, quand je l'ai entendu chanter et écrire “Dieu est grand” ou encore "Gigi", je me dis: lui, il parle aux femmes de sa vie déjà, avec une pensée profonde qui est quand même très belle. Et ça a été un des rares artistes masculin à m'envoyer un message sur “Je t'accuse”.

J'aimerais aussi m'arrêter sur le titre “Virile” qu'on retrouve dans ce troisième album “Millénium”. Gamine, on t'a souvent traitée de garçon manqué. T'avais aussi plutôt tendance à fuir les robes de petite fille que ta maman voulait te faire porter. Et du coup, toi, t'as décidé d'ajouter un “e” à “viril” sur ce titre. Et c'est pas pour rien non plus?

Non, c'est pas pour rien. C'est vrai que moi, l'injonction, les diktats, je les ai sentis très vite dans ma vie de fille, parce que j'ai le souvenir, dans la cour de récré, j'adorais jouer au foot avec les garçons. J'aimais bien courir après une balle. Jusqu'au jour où les garçons m'ont dit, quand j'avais 7-8 ans: “Tu joues plus avec nous parce que tu es une fille.” Alors que jusqu'à présent, ça n'avait pas été un sujet. Donc ça, ça m'a ramenée pour la première fois à "Je suis une fille. OK." Ensuite, il y avait ces moments où je me baladais avec ma mère pour faire les boutiques, le fameux moment mère-fille, où forcément, elle voulait m'habiller en rose, en robe. On était encore dans une époque où c'était très genré. Donc les copines de ma mère habillaient leur fille en robe et en rose. Moi, je n'acceptais pas. Je sentais quand même que je créais de la déception chez ma mère. Et puis, en grandissant, je me suis rendue compte qu'en fait, on pouvait être une fille comme on le souhaitait, parce que je suis une fille quand même. J'ai fait de la danse classique. Je porte des pantalons, mais je me maquille. Enfin, je fais ce que je veux, à la fin. Donc, ce mot "viril", mine de rien, j'ai eu envie de lire la définition. Qu'est-ce que c'est, viril? Parce qu'on l'attribue toujours qu'aux hommes. Mais qu'est-ce que c'est réellement? C'est puissant, c'est courageux, c'est fort, c'est téméraire, c'est tout ça. Et je me suis dit: toutes les femmes que je connais, c'est bizarre, mais on peut toutes leur attribuer chacun de ces adjectifs. Donc, je me permets de dire que "garçon manqué", ça n'existe pas, c'est "fille réussie", et que la virilité peut être attribuée aux deux genres.

Finalement, j'aimerais parler des sonorités de l'album, qui sont d'ailleurs pour la plupart très électro, comme dans ton premier EP et ton premier album. C'est un album, pour moi, qui est fait pour la scène. T'as envie de bouger, et t'as surtout envie de l'écouter fort!

Ça, j'adore que tu dises ça. C'est vraiment le cas! (sourire)

Par contre, il y a aussi des titres plus calmes, je pense à “Au grand jour” et puis au sublime “À la vie”, qui clôture ce troisième album, et qui rappelle que malgré tout, on continue à y croire. Et toi, d'ailleurs, il me semble que tu as dit un jour: de toute façon, le jour où je n'y croirai plus, j'arrêterai d'écrire?

Oui, je pense que c'est ça qui peut arriver. Si jamais je perds espoir, vraiment, en ce monde, parce que moi, j'ai toujours un peu cru naïvement que les chansons pouvaient changer le monde. Là, plus j'avance, et plus je me dis: peut-être pas. Mais déjà, elles peuvent rassembler des gens qui souhaiteraient faire mieux. C'est déjà pas mal. Et dans les sonorités, c'est vrai que je suis revenue à mes premiers amours. Je pense que j'avais le besoin d'une musique qui est très physique, qui est très frontale. J'aime bien que tu dises que tu l'écoutes fort, vraiment, parce que je l'ai fait en ayant l'envie qu'on l'écoute fort, en ayant l'envie qu'il puisse être joué sur scène, qu'il puisse faire taper des pieds, des têtes et qu'il fasse appel au corps, à l'action, à tout ça. Et j'espère que dans les salles, ça va transpirer. Ca va transpirer aussi de l'espoir, de la révolte et que tous ces sentiments vont être mélangés. Parce que je crois que j'ai mis tout ça dans l'album. Il n'y a pas qu'une seule émotion. Si on devait le décrire comme un manège, comme une attraction, ce serait un bon grand huit. Mais moi, en tout cas, ces deux ans à écrire cet album, ça a été le grand huit pour moi aussi en émotion. Quand je regarde le monde, ça m'inquiète et ça me crée de l'angoisse; et en même temps, le lendemain, il y a des choses où je me raccroche à de la beauté, donc j'écris un truc un peu plus léger. Donc, il y a tout ça dans cet album. Pour moi, c'est la B.O. de ma vie. Je ne sais pas si ça le sera pour d'autres. Mais en tout cas, j'espère que je peux réunir encore en musique. Ça, ce sera toujours mon espoir de le faire, en tout cas.

Suzane sera en concert le 5 février 2026 aux Docks de Lausanne.

Retrouvez l’interview complet en podcast:

RadioFr. - Virginie Pellet
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